Témoignage d’un notaire sur les propriétés rurales en 1888
En l’absence d’archives conséquentes, il est difficile de suivre en continu l’histoire d’une propriété, de ses occupants et des activités qui s’y déroulent. Tout au plus pouvons-nous aujourd’hui proposer un récit en pointillés de l’ancienne habitation Risquetout.
Une correspondance datée du 3 avril 1888 nous donne un éclairage secondaire sur cette habitation et nous offre le regard d’un professionnel sur la valeur des propriétés rurales à cette époque.
Marie Mallet, fille d’Emmanuel Mallet, qui avait racheté en 1845 l’habitation Risquetout, interroge le notaire Amédée Rousseau de Saint-Philippe sur la succession de son grand-oncle Jean Antoine Alexandre Rivierre, décédé le 22 décembre 1887 à Cayenne , ainsi que sur la situation de sa propriété située dans le quartier de Montsinéry. Elle réside alors à Limoges et s’inquiète de l’état de ses biens guyanais. Ses deux sœurs Mélina et Anna sont entrées en religion.
Marie Anna Lucie Mallet, Louise Mélina Mallet et Anna Caroline Eléonore Mallet sont les trois filles issues du mariage d’Emmanuel Mallet, décédé à Cayenne le 8 avril 1860, et de Marie Louise Lalanne, décédée en France à Toulouse le 8 janvier 1869. La succession d’Emmanuel Mallet est ouverte par sa femme à Nantes, où elle réside au moment de son décès avec ses filles mineures. A la mort de la veuve Mallet, les trois filles se partagent la succession.
Les droits de propriété des héritières Mallet sur les 1600 hectares qui composent le fonds de l’habitation Risquetout sont reconnus en 1903 par l’administration coloniale, après que des pièces justificatives, copies conformes des inscriptions hypothécaires des actes de mutation, lui eurent été fournies. Ce sont ces documents qui ont été donnés à la commune de Montsinéry-Tonnégrande en 2008. Ils s’accompagnent de plans et d’une correspondance échangée entre les descendants Mallet-Gusse et leur mandataire, Georges Emler. Ce fonds privé est aujourd’hui classé sous la cote 1Z 1 des archives communales.
Archives communales de Montsinéry-Tonnégrande, 1Z 1
Lettre autographe signée par Amédée Rousseau Saint-Philippe, notaire à Cayenne, à Marie Mallet, épouse de Charles Joseph Gusse, Cayenne, 03/04/1888 ; 6 pages sur papier quadrillé à l’en-tête du notaire, réservée pour les correspondances particulières.
Archives départementales de Guyane, 2E 2/6, minute n° 133 du 24 décembre 1887
A. Rousseau Saint-Philippe, Notaire
à Cayenne (Guyane française)
Cayenne, le 3 avril 1888.
Chère Madame et amie
j’ai reçu votre lettre du 29 février et suis bien touché des sentiments de vieille affection que vous m’y exprimez. Ces souvenirs d’enfance que vous me rappelez ne sont effacés, croyez-le bien, ni de ma mémoire ni de mon cœur, et je vous remercie d’y faire appel.
Ce n’est pas moi qui suis dépositaire du testament de M. Alexandre Rivierre. Je ne puis donc pas chargé du règlement de sa succession. Je suis allé pour vous renseigner en prendre communication chez mon confrère . En voici les dispositions.
Après divers petits legs, sans importance, et des recommandations à son exécuteur testamentaire su des affaires que je suppose connues de ce dernier, car le testament est très peu clair à cet égard, il fait mention d’un billet où vous paraissez intéressée. Jugez-en ; vous comprendrez mieux que moi qui ne suis pas au courant de cette affaire. Je copie textuellement :
« Rademarche s’arrangera au mieux pour le billet souscrit par Anaïs Mallet à sa cousine Anaïs Dupuy de Casaubon (Département du Gers) d’une somme de… mille francs avec les intérêts à… pour cent l’an. J’ai déjà donné deux acomptes dont il trouvera dans mon armoire les reçus. Le billet à la mort de Célestin Lalanne s’était trouvé égaré. Gustave Lalanne aura égard à cela, sans compter les intérêts qui portent la somme à une somme exorbitante et les héritiers Mallet n’ont rien. »
Il faudra me faire parvenir les renseignements que vous pourriez avoir au sujet de ce billet.
Après avoir dit que la vente de sa maison pourvoira au legs et paiement qu’il y aurait à faire, il ajoute : « Je commence par avantager ma petite-nièce Marie Mallet, femme Gusse, professeur, etc., de mille cinq cents francs ». Puis il donne à Mélina et à Anna, vos sœurs, 256 F à chacune, 500 F à la fille de Rigaleau, ou, s’il y en a deux, 250 F à chacune. Viennent ensuite deux petits legs à des personnes d’ici. Et enfin il termine ainsi : « Le reste du produit net de la vente de la maison sera partagé en trois parties égales entre Hippolyte Chevalier, sa femme et cousine germaine, Elisa Lalanne, et Marie Gusse, déjà nommée ».
M. Rivierre n’avait pas de fortune, vous le savez ; sans cela il n’aurait pas été à 77 ans commis dans un magasin. Il n’avait que sa maison rue de La Liberté et les meubles qui s’y trouvaient. Par ce même testament, il a donné à Joséphine Goron, qui tenait depuis 30 ans son ménage de garçon, tout ce qu’il y avait dans la maison en fait de meubles, linges, argenterie, etc. Il ne reste donc plus que la maison qui est en fort mauvais état, mais qui, étant avantageusement située, pourra être vendue une douzaine de mille francs. Bien que l’avoir de M. Rivierre soit épuisé par les dispositions qu’il a faites, cependant, son testament ne laissera pas que de présenter quelques difficultés dans l’exécution. En effet, il ne contient que des dispositions à titre particulier et il faudra demander la délivrance des legs à ces héritiers qui n’y ont pas intérêt et qui naturellement y mettront très peu d’empressement.
Je ne sais pas où en sont ses affaires et je n’ai pas la possibilité de m’en informer, car le courrier ne nous donne pas beaucoup de temps ! Je vous promets de m’en occuper et de vous tenir au courant.
Quoiqu’il en soit, vous pouvez toujours m’envoyer une procuration en blanc à l’effet de recueillir tous legs universels, à titre universel ou particulier qui pourraient vous avoir été faits par M. Jean Antoine Alexandre Rivierre, votre grand-oncle, décédé à Cayenne le 22 décembre 1887. Avec cela on pourra parer aux éventualités et agir pour vous le moment venu.
En ce qui concerne vos affaires personnelles, je ne saurais vous donner aucun renseignement. Vous avez quitté la Guyane si jeune que vous ne savez plus ce qu’elle est. Risquetout est à 6 ou 7 heures de Cayenne et le trajet se fait en canot, péniblement, vous pouvez le croire ! Je ne puis vous dire qu’une chose, c’est qu’aujourd’hui les propriétés rurales à la Guyane n’ont aucune valeur. Mieux que personne, je puis en parler tant par suite des affaires de ma profession que par ma propre expérience. Il y a quelques années, ma santé se trouvant assez délabrée, les médecins me conseillèrent au retour d’un voyage que je venais de faire en France de mener une vie moins sédentaire que par le passé si je voulais éviter de retomber malade. J’ai acheté alors une propriété à 4 kilomètres de Cayenne, où je pouvais me rendre en un quart d’heure ! Il y a 140 hectares de terre, maison de maître à étage, grands bâtiments de servitude, remise, écurie, usine, etc. etc. etc. Chose peu commune à Cayenne, des eaux vives. C’est une propriété qui peut rapporter beaucoup à quelqu’un qui s’en occuperait sérieusement. Moi, je n’en ai guère le temps avec mon étude et je me contente de couvrir mes dépenses ! J’ai payé cette habitation 18000. Dans des conditions exceptionnellement favorables, cependant ! Mais j’en avais pour ainsi dire besoin à ce moment.
Aujourd’hui que tous mes enfants sont en France, je songe à aller les rejoindre et je voudrais me défaire de cette propriété . Je n’en trouve que des prix tellement dérisoires qu’ils ne représentent pas même la valeur des bestiaux et animaux qui sont attachés à la propriété ! Et cependant, c’est à deux pas de Cayenne, où tous les produits trouvent un débouché assuré. Jugez par là de ce que peuvent valoir les habitations éloignées de la ville, où l’on ne peut se rendre que par des moyens aussi rudimentaires que fatigants.
Vous aurez également à envoyer des pouvoirs pour remplacer ceux qui ont pris fin par le décès de M. Rivierre à cet égard et s’agissant d’affaires de gestion qui demandent des loisirs, vous ne pouvez mieux vous adresser qu’à M. Rademarche. Aves des débiteurs comme les vôtres, il faut toujours être à leurs trousses pour en tirer quelque chose. Rademarche est excellent pour cela, n’ayant aucun travail obligatoire à faire depuis qu’il a pris sa retraite. Si vous m’y autorisez, je le lui demanderai en votre nom.
Je crois avoir répondu, autant que faire se pouvait, aux questions posées dans votre lettre. Je suis à votre disposition pour tous autres renseignements dont vous pourriez avoir besoin.
Croyez, chère Madame et amie, à ma vieille et bien sincère affection. Améd. St-Philippe.
Le courrier part de Saint-Nazaire le 10 de chaque mois. Je vous donne ce renseignement pour que vos lettres arrivent très fraîches.
Kristen Sarge